Oeuvres littéraires 2018

De l’édification d’une infrastructure étatique fiable par Pape Samba Kane

Ismai la madior fallVoici la présentation du livre d’Ismaïla Madior Fall que nous avons délivrée lundi 9 juillet, lors de cette belle cérémonie, au Théâtre national Daniel Sorano de Dakar, où le ministre de la Justice a proposé au public ses deux derniers ouvrages en date. Présentation qui n’est pas un résumé de l’ouvrage – ce n’est d’ailleurs pas le but de l’exercice - ni une exégèse quelconque du droit (constitutionnel et électoral) ou de la politique ; deux matières, cependant, qui irriguent toute la recherche de l’auteur. Ce que l’on ne soupçonne pas avant d’avoir lu Ismaïla Madior, c’est l’œuvre d’historien que, sans l’air d’y toucher, il a accompli ; par un moyen, la chronique, que tous les dictionnaires définissent ainsi : « Recueil de faits historiques rédigée suivant l’ordre chronologique ». Le titre du livre, à ce propos, est éloquent : « Les élections présidentielles au Sénégal, de 1963 à 2012 ».

Le livre d'Ismaïla Madior Fall est une scrutation méticuleuse, quasi chirurgicale par endroit, des élections présidentielles dans notre pays, entre 1963 et 2012. Dix élections, sur un demi-siècle, organisées dans des contextes politiques économiques et sociaux très différents. Cela part des élections législative et présidentielle couplées du 1er décembre 1963, avec une candidature unique, celle de Léopold Sédar Senghor, pour le choix du chef de l'Etat et aboutit à la dernière élection présidentielle de 2012, avec ses quatorze candidats à la Magistrature suprême, qui a porté M. Macky Sall à la Présidence de la République.
            Lors des élections de 1963, le pays sort d'une crise institutionnelle à incidences politiques majeures, les événements dits du 17 décembre 1962, deux ans seulement après son accession l'indépendance - en omettant, comme l'auteur lui-même, de nous arrêter sur l'éclatement de la Fédération du Mali, presque aussi traumatisant que l’affaire Dia/Senghor - l'hégémonie du parti au pouvoir, l'Union Progressiste Sénégalaise, est sans conteste, sa mainmise sur les institutions exclusive. Le référendum l’ayant précédé, neuf mois seulement avant cette grande première électorale, avait alors mis en place un dispositif complètement verrouillé, dont nous retiendrons cet artifice juridique consistant à inscrire dans la constitution un article, "selon lequel, écrit l'auteur, tout candidat à la présidentielle devrait être parrainé par 50 citoyens dont au moins 10 députés". 

"Seulement ?" est-on tenté de se dire, quand on pense à une certaine actualité ... Or l'opposition d'alors, constituée du PRA Sénégal, du PAI et du Bloc des Masses sénégalaise, ne disposait justement d'aucun député à l'Assemblée nationale, ce qui l'excluait de la présidentielle. Elle se contentera des élections législatives en unifiant ses forces autour des trois partis cités plus haut, auxquels s'étaient joints des amis de l'ancien président du Conseil, Mamadou Dia - en prison - et du marabout Cheikh Tidiane Sy ; Pour une liste unique sous la dénomination Démocratie et Unité Sénégalaise. Et on allait voter en sachant qui allait gagner : le président Senghor et son parti, l'Ups, bien évidemment.
Parce que la volonté populaire était sous leur contrôle, verrouillée par un dispositif juridique et politique taillé sur mesure.
À son opposé, dernier chapitre des dix que compte l'ouvrage, chacun consacré à une élection, le scrutin présidentiel de mars 2012, lui, se tient on l'a dit, avec une pluralité de candidatures dans un pays cependant, le même Sénégal, ayant connu une première alternance démocratique au sommet de l'Etat en 2000 - et qui allait en vivre une autre avec cette dernière. Le multipartisme intégral, la liberté d'association, la liberté et la pluralité de la presse, la liberté d'expression y sont acclimatées, devenues quasiment routinières. L’année précédente, le peuple en s’érigeant en véritable constituante, s’était opposé à une révision constitutionnelle en se posant lui-même en barrière face aux députés qui reculèrent ... On allait à ces élections de 2012 sans savoir qui allait les gagner, mais sûrs et certains que la volonté populaire allait s’exprimer librement et qu'elle allait être respectée. Un autre pays, dirait-on, s’était substitué au Sénégal de 1963.  

Comment en est-on arrivé là ? Par quelles procédures institutionnelles administratives et juridiques le Sénégal est-il passé, étapes après étapes, avec quels acteurs, pour devenir ce pays où, par deux fois, se sont déroulées des élections ayant abouti à la victoire d'un challenger sans violence notable ; le vaincu, président en exercice, appelant son tombeur pour le féliciter ?
C'est à ces questions, et a bien d'autres qui leur sont plus ou moins directement liées que répond le livre d'Ismaïla Madior Fall, à travers une série de chroniques, dix, portant chacune sur une des dix élections présidentielles organisées au Sénégal depuis 1963. 

Cependant, levons tout de suite une possible équivoque, ces chroniques, sauf à être à la fois un féru d'histoire politique et de droit constitutionnel et électoral, ne peuvent se lire isolément les unes des autres. Elles sont construites agencées et savamment liées par un fil conducteur à double polarité, l'une conduisant le courant de la construction de l'Etat-nation, l'autre portant celui de l'édification de l'Etat démocratique, disons du système démocratique. Il y a donc une trame, une sorte de scénario, un cadre, des personnages principaux et secondaires, des conflits, des rebondissements, des drames. Si le mot feuilleton ne manquait pas tant de solennité face à la gravité des enjeux que drainent ces chroniques, et devant les outils juridiques, législatifs et politiques mis à contribution pour les écrire, il siérait bien ici. Mais il ne sied pas du tout. Pour la raison de forme qu'on vient d'évoquer, mais aussi pour une question que l’on peut qualifier de fond si on reste dans la métaphore scénaristique.
Le scénario porté par ce livre en est un dont on connaît l'aboutissement, certes, les élections présidentielles crédibles et démocratiques de 2012, démonstration pertinentes de la maturation avancée du système démocratique sénégalais ; mais dont on ignore [si je peux me permettre de le dire ainsi] le détail du comment on en est arrivé là.

Préhistoire et histoire d’une démocratie
La scrutation méticuleuse des cadres ou contextes politiques et juridiques, essentiellement, mais également sociaux et économiques dans lesquels les différentes élections présidentielles se sont déroulées, leur méticuleux dépouillement à travers parfois de subtils aménagements institutionnels, politiques ou juridique, conduits par Senghor, Diouf, puis Wade, d'autres fois les liens évidents ou nuancés entre tels et tels autres de ces aménagements, d'une élection à l'autre, fournissent des clés permettant une lecture instructive de la trajectoire ayant mené notre pays où il en est aujourd’hui, au plan institutionnel et politique.

Le livre d’Ismaïla Madior Fall peut être divisé en deux parties distinctes, selon la lecture que j’en ai eue. Division comme par hasard, arithmétique : cinq élections, d'une part, les premières 1963, 68, 73, 78, et avec quelques réserves, 1983, qui, pour moi, disent la préhistoire de notre démocratie, et les cinq dernières, d’autre part, qui disent son histoire : 1988, 93, 2000, 2007, 2012.
 Toutes les deux époques sont pleines d'enseignements, mais la première contribue de façon plus décisive à une compréhension des mécanismes de construction, dans notre pays, de ce que l'auteur appelle « une Infrastructure étatique », tout en donnant un éclairage pertinent sur le processus de maturation de cette démocratie sénégalaise dont nous sommes, à juste titre - le livre est pertinent sur ce point - si fiers. 

Cette infrastructure étatique, l'Etat-nation sénégalais, que nous sommes unanimes à reconnaître comme l’œuvre de Senghor, s'est cependant construite en même temps que se mûrissait son projet démocratique, ce qui ne pouvait pas aller sans opposition, conflits et contradictions diverses, susceptibles alors de remettre en question, tout au moins d'interroger dangereusement les impératifs de la construction d'un Etat pérenne et stable et d'en ralentir le processus. C'est lors des élections de 1978 seulement, cependant, que Senghor, en fournissant des explications sur son option d'ouverture politique limitée à quatre courants de pensée, révélait de façon nette ce qui sous tendait tous les verrouillages sévères dont les précédentes échéances avaient fait l'objet, c’est-à-dire, une gestion intelligente - mais sans concession sur ce qui lui paraissait être l’essentiel - de cette contradiction entre les deux projets. Senghor dit (P. 114) cité par l’auteur : « Un pays en développement comme le Sénégal doit se garder des délices ou des poisons d’une démocratie sauvage, dans laquelle les préoccupations politiciennes l’emporteraient sur celles d’un développement réel ».

Ce n'était certes pas la première fois que Senghor donnait une indication sur ses arrière-pensées dissimulées par quelque acte politique prétendument d'ouverture - le livre d’Ismaïla Madior Fall en fourmille, commentées ou pas par l'auteur- Mais ici, je prends la liberté d'affirmer ceci qui suit.
Ce que Senghor appelait « poison de la démocratie », il y avait goûté déjà, dès la première des élections concernées par l’ouvrage, celle de 1963, avec, par exemple, cette diatribes incendiaire, véhémente, violente même, de l'opposant Abdoulaye Ly : « M. Dia et ses amis sont devenus les commodes boucs émissaires que les tenants du régime UPS, Ponce Pilate tardifs, chargent de toutes les erreurs passées comme de toutes les difficultés présentes et à venir, cependant que tente hâtivement de s’édifier et de se consolider un régime présidentialiste bâti autour d’un homme qui se voudrait providentiel, servi par une clique de technocrates sans envergure et sans caractère appuyé sur un clan – celui des quarante et un signataires de la motion de censure et leurs alliés – revanchard et conservateur, par esprit de conservation, champion du règne de la médiocrité, de l’obscurantisme et de l’intolérance sous la protection des forces répressives, dans un climat avilissant de perpétuelle atteinte  aux libertés les plus élémentaires et à la dignité individuelle et nationale, le larbinisme et la lâcheté étant les conditions de la promotion, le consentement et la veulerie tenant lieu de sauf-conduit et de certificat d’honorabilité ». 

De la verve et du verbe

On peut, je crois, s'autoriser à penser que le grammairien, poète de surcroît, qui sait le poids des mots et leur force, se fût plus inquiété de ce type de poison, comme il dit, plus subversif et porteur de révolte que toutes les violences et menaces, et surtout éveilleur de consciences, sinon endormies, quelque peu distraites par toutes sortes de difficultés vécues à l’époque par les Sénégalais, et que le texte de Ly- trois à quatre pages dans le livre (de la 33 à la 36) dont est extrait ce paragraphe, en guise seulement d’exemple de ce que pouvaient être âpre, déjà en 1963, les joutes politiques - passe également en revue, avec la même verve et une qualité de l’expression rare chez les hommes politiques d’aujourd’hui.

Je dois m’arrêter ici pour étayer mon propos selon lequel Senghor devait considérer ce texte plus assassin et dangereux que toutes les violences ou menaces qui fusaient de partout à l’époque - : Abdoulaye Ly fut arrêté et jeté en prison, cependant qu’un propos de meeting d’une femme à la Gueule Tapée, «Le président Senghor devrait être étendu par terre et égorgé »(Page 49), avait laissé l’homme fort du pays indifférent.

 

Je recommande aux lecteurs de ce livre de prêter une attention particulière aux discours politiques de cette époque, qu’ils furent portés par des manifestes, comme celui que nous venons de citer, par des résolutions de partis politiques, des professions de foi de candidats, bilans ou programme de gouvernement ou tracts anonymes. Tout cela mis ensemble, diatribes et pamphlets incendiaires compris (dont l’opposition n’avait pas l’apanage, exclusivement), déclarations à la presse ou propos de meeting offre au lecteur - c’est peut-être le recul qui fait ça - le sentiment net que les personnalités actrices du jeu politiques avaient toutes un idéal dépassant de très loin la seule conquête du pouvoir et l’accès à ses jouissances.

Léopold Sédar Senghor, maître du jeu à l’époque, Mamadou Dia, exclu depuis peu du jeu politique que raconte ce livre, dans lequel il reviendra un peu tardivement, Abdoulaye Ly, Cheikh Anta Diop, Cheikh Tidiane Sy ou Lamine Guèye, Majmouth Diop, et également Abdoulaye Wade même, qui ne deviendra acteur majeur qu’un peu plus tard, se sont disputés, ont polémiqué, jouté devant les tribunaux, payé de leur personne à travers leurs carrières professionnelles, pour certains, payé de leur liberté pour d’autres, dans une compétition que personne ne peut, faisant la synthèse, même en caricaturant, réduire à une lutte pour accéder à des prébendes, mettre la main sur un butin.

Ce qu’ils se disputaient, ce « quelque-chose », comme dirait l’éminent savant Djibril Samb, entre autres choses que peuvent se disputer des hommes politiques, apparaît au travers de leurs projections dans le futur, en paroles ou en actes, de leur engagement et des sacrifices consentis, comme transcendant et messianique : c’était l’édification d’un pays, la mise en place d’un Etat réellement indépendant, d’une nation cohérente et moderne. Aucun parmi eux n’a eu une doctrine ethnique, régionaliste, religieuse quelconque ; ils étaient tous d’accord pour un système laïc et démocratique. Ils avaient la même vision d’un pays à construire et développer, ils divergeaient sur la direction vers laquelle chercher. 

Une trajectoire programmée 

L’auteur, à travers une chronique fidèle au plus près aux faits et aux dires des uns et des autres, sans parler des textes et actes juridiques, disséqués avec une minutie chirurgicale dont on pouvait craindre qu’ils induisent une lecture rébarbative, sans que bien sûr il n’en soit rien, renseigne parfaitement, du moins je le crois - ainsi est donc ma lecture -, sur le fait que Senghor, certes, en était l’orchestrateur principal, peut-être l’architecte pour rester dans l’allégorie des édifications ; mais que tous les autres ont contribué en toute conscience à la construction de ce Sénégal stable, en dépit de la rudesse des combats politiques, ce Sénégal de l’an 2000, de la première alternance démocratique au sommet de l’Etat  dont Ismaïla Madior Fall, en page 325, dit ceci, en guise de pré-conclusion d’un des chapitres les plus dense en évènements inattendus, en rebondissements spectaculaires, en enseignements et en émotions de son livre. Il s’écrie -pourrai-t-on dire- : « Le rayonnement démocratique du Sénégal est éclatant dans le monde ». Bien sûr, à un esprit qui se la joue détaché, ceci peut paraître un rien emphatique. Mais relisons les trois petits paragraphes précédant cette envolée, et voir si un seul Sénégalais n’avait pensé et formulé, avec peut-être plus d’enthousiasme, la pensée de notre auteur. Le second tour de la présidentielle est bouclé, et le chroniqueur rapporte : 

« Le report de voix décidé par les candidats de l’opposition au profit de leur champion a fonctionné. A l’annonce des premières tendances le lundi 20 mars, la victoire d‘Abdoulaye Wade se précise. Les ressorts du dénouement se détendent. Abdou Diouf reconnaît la victoire de son challenger et lui téléphone dans la matinée pour le féliciter et lui souhaiter beaucoup de succès dans la difficile mais exaltante charge de présider aux destinées de son pays qui l’attend. « Aussitôt après, poursuit-il, un communiqué de la Présidence de la république vient confirmer ce coup de téléphone et annoncer que le président Abdou Diouf se met à la disposition de son rival heureux en vue de l’organisation de la passation de pouvoirs prévue pour se tenir le 3 avril. Son parti aussi prend acte, par les voix concordantes d’Aminata Mbengue Ndiaye et de Papa Ababacar Mbaye, de la victoire et s’inscrit - l’auteur cite le parti socialiste - : dans une dynamique d’opposition objective et constructive découlant de l’appréciation que ses membres ont de l’exercice du pouvoir » ; avant de poursuivre, pour finir : 

« Au lendemain de son élection, Wade multiplie les actes et gestes de bonne volonté. De retour de Touba où il était allé le rencontrer et solliciter les prières de son marabout …, Abdoulaye Wade rend visite à Louga à la mère de Abdou Diouf, Adja Coumba Dème qui l’a félicité pour sa victoire et lui a souhaité plein succès. » Le rayonnement démocratique du Sénégal est quoi, ce jour-là, sinon éclatant ?

Or, cette étape décisive qui semble avoir installé notre démocratie sur la voie de l’irréversibilité n’a pas été atteinte sans peine ni drames humains, personnels ou collectifs, sans sueurs, sans larmes et même sang, heureusement pour cette dernière, dans des proportions, je ne me permettrais jamais de dire acceptable, mais incomparable à ce qui s’est vu ailleurs depuis longtemps, et partout dans le monde, où un Etat de droit devait être installé.  Des guerres de libérations aux révolutions sanglantes, des coups d’Etat meurtriers, des guerres ethniques sans même un résultat approchant en qualité ce que nous venions de vivre en ces mois de mars et avril 2000, en sont le plus souvent le théâtre.

Il ne fallait pas en passer par là, et les hommes et femmes dont j’ai listé les noms, et avec d’autres, me semblent avoir, dans leurs divergences, convergé vers cet idéal d’un Sénégal doté sans drame majeure d’un système politique moderne nourri de nos valeurs culturelles. Parce que l’échange de bons procédés entre le sortant et son remplaçant ne s’en est pas arrêté là ... 

Cette histoire est trop fraîche et reste assez connue, le rappel que nous venons d’en faire est étayé, expliqué, justifié et bien exploité politiquement et juridiquement par l’auteur dans ses conclusions, aussi bien du présent chapitre que, plus généralement, des leçons à tirer des péripéties ayant marqué les dix élections mises en perspective par son travail.

C’est la lecture du livre d’Ismaïla Madior Fall, bien évidemment, qui me fait l’affirmer, les figures emblématiques dont les actions diverses traversent ces chroniques avaient une véritable conscience de leur rôle historique, et ont plus ou moins, chacun, posé des actes ou formulé des déclarations, certaines étant de véritables prophéties qui ne pouvaient relever de simples vicissitudes.

Senghor comme exemple, avant que ne s’estompent les émotions ressenties avec le dénouement heureux, quasi festif de la confrontation, vingt années durant, entre Diouf et Wade, qui a parfois mis le pays aux bords de gouffres effrayants, pour se terminer de la manière presque festive que nous venons de voir.

Dans une interview, le 10 février 1978, qu’Ismaïla Madior Fall (page 145) exhume après d’autres reliques éclairant le présent d’une lumière surprenante, la poète-président affirme : « L’une de mes préoccupations majeures est de préparer l’après-Senghorisme. C’est pour cette raison qu’il fallait mettre le goût de la démocratie dans le cœur  des Sénégalais … Bien sûr, je prévois qu’un jour le partis socialiste sénégalais sera battu, qu’il y aura alternance ».

Quand on a lu ça, qu’à ma connaissance personne n’a rappelé avant ce livre, avec un telle contextualisation, où l’auteur nous rappelle qu’avant cette déclaration, deux ans avant, Senghor venait de constitutionaliser le multipartisme, on ne peut croire que la trajectoire ayant mené notre pays à ce tournant historique de 2000, n’aie pas été programmé pour.

Y compris Abdoulaye Wade, comme je l’ai suggéré tantôt, et Diouf même, plus tard - ce dernier, certes, dans un contexte différent - les grands acteurs de la construction de notre Etat, ont tous un jour ou l’autre, posé un acte, dit un mot qui indiquait que leur souci, à un moment crucial, pourtant, de leur propre carrière politique- y compris en intégrant leurs projets personnels, c’est humain –  était avant tout l’édification d’une nation.

Wade, quand il s’est engagé pour répondre au multipartisme limité à quatre courants de Senghor, a dit quelque chose dans une interview rapportée par Ismaïla Madior Fall dans son livre, qui indique clairement qu’il savait, sinon qu’il sentait s’engager, en 1974, dans une bataille dont l’une des armes devait être le temps. Page 119, l’auteur écrit : « A une question posée par Saleh Kebsabo de Jeune Afrique : ‘’Le PDS est-il toujours un parti d’opposition ?’’ Wade formule une réponse nuancée : ’’Aucune confusion ne subsiste à ce sujet. C’est en s’opposant au régime et en l’amenant à changer ses orientations que le PDS peut contribuer à l’évolution du Sénégal. La contribution ainsi comprise et l’opposition ne sont donc pas incompatibles ».

Et Diouf, pour sa part, en décidant de ne pas changer une virgule aux « règles (page233 et suivant) régissant le code électorale consensuel de 1992 », posait quasi consciemment les prémisses de sa défaite dans un délai proche … Il passera 1993 avec des difficultés sur les lesquelles l’auteur revient amplement entre les pages 231 et 273, il ne passera pas la suivante, en 2000, on l’a vu. Le reste, bien documenté et disséqué par l’auteur (de la page 397 à la 447), est une histoire qui s’écrit encore, dont le président Macky Sall est, de fait, l’acteur principal, ses opposants les seconds rôles et figurants. 

Il s’agira pour le premier de se souvenir qu’en matière d’édification et de consolidation des bases d’un Etat démocratique moderne, il a de qui tenir, et de s’y tenir bien ; pour les seconds, de se montrer dignes de leurs devanciers qui, comme Abdoulaye Wade, ont réussi leur pari ; ou ne l’ont pas réussi comme Cheikh Anta Diop, qui renonça à un poste de député pour des questions de principe et Abdoulaye Ly dont on a déjà parlé, qui, écrit Ismaïla Madior Fall en page 33 de son livre « a curieusement choisi d’être en queue et non en tête de liste des candidats » de sa coalition aux législatives de 1963. ». Le livre D’Ismaïla Madior Fall, agrégé de Science politique et de droit public, pour ce faire, sera utile à l’un et aux autres.

Pape samba kane 1Pape Samba Kane, journaliste, écrivain, essayiste

« Les élections présidentielles au Sénégal, de 1963 à 2012 » par Ismaïla Madior Fall (457 Pages ; L’Harmattan, juin 1018)

 

Murambi, le livre des ossements ou le récit historique d’un massacre

MurambiIl est des livres dont il est difficile d’en écrire la chronique, la révolte qui nous tenaille est si forte que le risque est de laisser échapper l’essentiel. Celui de Boubacar Boris Diop est de ceux-là. Tout en étant une production majeure de l’histoire africaine contemporaine, il est aussi la démonstration d’une construction narrative qui cherche à témoigner tout en s’appuyant sur la création littéraire. 

Intitalement publié en 2000 aux éditions Stock puis repris en 2011 par les édtions Zulma, cet ouvrage est le récit réel de la longue descente aux enfers, celle des cent jours du génocide des Tutsi au Rwanda. Six ans donc après cet évènement dont la souffrance qui demeure est insupportable, Boubacar Boris Diop revient sur les traces d’une histoire que l’on a voulu ensevelir dans le mépris le plus total. Dans sa postface, Boubacar Boris Diop évoque que certains d’entre nous ont voulu minimiser l’ampleur du massacre, repoussant l’horreur inqualifiable dans les limbes de la tragédie humaine. 

Quand on lit le récit, on est impressionné par les secrets implacables et insoutenables que Boubacar Boris Diop nous révèle. Car il le fait simplement, sans pathos ni maniérisme romanesque, à travers les témoignages qu’il a recueillis, en se rendant au Rwanda en 1998, dans le cadre d’une résidence d’écriture. Il donne chair à des personnages, non pas fictionnels, mais à des êtres que l’on a voulu effacer et dont on a voulu taire la parole. Avouant lui-même son ignorance au moment des faits, il puise dans le regard de ceux qu’il rencontre pour bâtir son récit, une histoire qui changera plusieurs fois de formes tant le sujet est impressionnable qu’il en devient obsédant. Ainsi, son regard d’écrivain, de journaliste, d’homme en est profondément modifié. Comment ne pas l’être ? Personne n’est préparé à un tel cataclysme inhumain. 

Écrire une chronique sur un tel récit est aussi en quelque sorte une épreuve car au-delà des qualités littéraires et humaines du livre, l’esprit est bouleversé par son propre dégoût et par l’ampleur de ses émotions. Car l’individu dénué de haine ne peut comprendre, ne peut accepter une telle ignominie sanguinaire. 

Car oui, Boubacar Boris Diop a su rendre voix, à travers une sorte de fiction épurée très documentée des évènements rwandais, à la réalité du génocide, tout en bâtissant une espèce d’arcane littéraire cohérente, juste, respectueuse de ces êtres massacrés pour rien, dans une rage inimaginable par des bourreaux, certes aveuglés par le sang mais responsables de leurs actes. 

 
 
 

Boubacar boris diopArmés jusqu’aux dents par une épouvante sidérale et par des complices abjectes, les hommes d’État africains et le gouvernement français, les hommes du Hutu Power s’apparentent aux exterminateurs ultimes de la fin du XXe siècle. 

Ce qui est sans doute le plus édifiant dans ce récit est le mensonge orchestré par les nations complices, dans les plus hautes sphères du pouvoir, pour déjouer la vérité du génocide rwandais. Cette usurpation de l’histoire est à rapprocher de l’étendue massacrante du  récit africain, falsifié depuis des siècles. 

Pour les États coloniaux et post-coloniaux, l’histoire du continent africain est reléguée, sous-estimée, écrasée sous l’emprise des intérêts extérieurs et du capital financier. 

Pour certains encore, le génocide rwandais est un détail de l’histoire ou que l’on explique froidement par une violence ancestrale qui existerait entre les Hutu et les Tutsi. Les négationnistes agissent depuis des siècles sur la véritable histoire de l’Afrique. Alors un mensonge en efface un autre. 

C’est pourquoi le livre de Boubacar Boris Diop fait œuvre de manière considérable car il délivre cette injonction capitale, celle d’écrire notre propre histoire pour que la vérité soit faite. Si nous ne le faisons pas, nous serons toujours méprisés, écrasés et massacrés dans une indifférence inhumaine. 

Ce que nous inspire Murambi, le livre des ossements est qu’il faut réussir à échafauder notre récit africain, sans atermoiement, arriver à reconsidérer notre civilisation dans ses fondements historiques, culturels et sociaux, en n’écartant aucune vérité, mais en nous installant sur une échelle historique authentique pour donner au monde une vision de notre existence, de nos souffrances et de nos forces qui sont immenses. 

Cette prise de conscience est fondatrice de notre renaissance et du devenir africain. La décolonisation mentale doit nous guider dans nos actes et dans la construction de notre histoire pour faire que nous recouvrions l’estime de nous-mêmes et l’assurance de notre culture et de nos valeurs profondément humaines qui caractérisent l’imaginaire africain. 

Amadou Elimane Kane, écrivain poète et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Murambi, le livre des ossements, Boubacar Boris Diop, roman, éditions Stock, Paris, 2000, réédition en 2011 aux éditions Zulma. 

×